10-17 octobre 2023

Lab Close-Up

Interview de Lance Oppenheim

Interview de Lance Oppenheim, réalisateur du film "Some kind of heaven"

Pourquoi le Village, comment y avez-vous eu accès  ?

Je n’ai jamais eu officiellement accès au Village. J’ai grandi à quatre heures de cet endroit, mais je n’y connaissais personne. J’ai d’abord loué un AirBnb, que je partageais avec un ancien cascadeur de rodéo. Les portes de cette gated community sont en fait plus symboliques que matérielles. Je suis donc simplement entré, et je suis resté deux mois et demi seul dans un premier temps. Pendant cette période d’observation, j’ai pu voir à quel point cet endroit est étrange et fascinant. L’architecture me rappelle les films des années 50 et 60, comme dans Blue Velvet, ou Edward aux mains d’argent. C’est une sorte de reconstruction d’un bon vieux temps qui n’a jamais existé. Je me suis immergé là-dedans. J’ai regardé la liste des clubs – il y en a 500 – et je me suis rendu à certains. Je n’étais invité nulle part, j’ai essayé de me faire des amis en navigant dans ce grand puzzle, un peu comme quand on arrive à la fac.

Comment vous percevaient les résidents ?

Je vivais d’abord avec ce cascadeur, atteint d’un cancer. C’est lui qui m’a permis d’entrer dans la communauté. Il était plutôt seul, dans cette situation triste, face à la mort. Mais il y avait aussi beaucoup d’humour. Les gens étaient souvent surpris que je sois là, du fait de mon jeune âge, et me prenaient parfois pour le petit-fils d’un résident. Je leur disais simplement que je venais ici pour faire un film, mais que je n’avais pas encore l’idée de ce qu’il serait. A ce stade c’était de la pure curiosité, j’étais fasciné par cette isolation, cette bulle de fantaisie. J’étais pour eux une distraction bienvenue, ils étaient aussi curieux face à moi, que moi face à eux. Il y avait une correspondance intéressante dans le fait qu’ils venaient au Village pour revivre un certain stade de leur vie, où les responsabilités sont moindres, tandis que moi je finissais juste la fac. Plus je passais de temps avec eux, plus je me rendais compte qu’ils n’étaient pas seulement des gens âgés, mais des gens, complexes, avec leurs problèmes non résolus.

Les résidents du Village ne sortent jamais ?

Le Village fait la taille de Manhattan, c’est incroyablement grand. C’est sans commune mesure, on n’a pas besoin d’en sortir, et c’est pour ça que les gens viennent y habiter. La ville la plus proche est à deux heures de route. Beaucoup vendent leurs voitures pour acheter des voiturettes de golf. Il y a cinq cinémas, et chaque quartier a son thème, espagnol ou western par exemple. C’est une petite utopie, une gérontopie.

La publicité du Village repose sur le bonheur de ses résidents : est-on heureux dans cette gérontopie ?

On peut aller aussi loin qu’on veut, demander à d’autres de résoudre nos problèmes, ceux-ci te rattrapent toujours. C’est un endroit qui vend le bonheur éternel, le vieillissement dans la béatitude la plus parfaite, qui promet de s’y amuser follement. Il faut profiter de chaque minute, de chaque heure, de chaque jour. Pourtant, c’est aussi un endroit où les gens meurent, perdent leur compagne ou compagnon, puis emménagent dans de plus petites maisons, jusqu’à leur propre mort. Ce sont les vraies angoisses, les vrais problèmes, dans l’arrière boutique de cet endroit surréaliste, qui m’ont intéressés. Dans un lieu pareil, les choses intenses deviennent plus intenses encore. Les grands sourires et les cours de rumba ne sont qu’une distraction ; ce n’est pas en emménageant à Disneyland que les problèmes disparaissent. Ce sont ces questions existentielles qui m’intéressent dans ce lieu hyperconsummériste.

Les résidents ont l’air d’être toujours en groupe, jamais seuls. Pourtant, dans les propos de Barbara, on perçoit beaucoup de solitude.

C’est un endroit très solitaire. Il y a des gens isolés dans toutes les communautés, mais dans ce lieu défini tout le temps par ce vernis de bonheur, c’est particulier. La vie n’en est pas moins un voyage de souffrance et de solitude. Barbara perd son époux quand elle arrive au Village. Comme beaucoup d’autres résidents, elle participe à des groupes de parole sur le deuil. C’est dur de vivre la perte d’un proche dans un environnement qui a comme projet pour vous le bonheur à tout prix, il y a une forme de dissonance cognitive.

Comment avez-vous rencontré Barbara ?

Le premier club auquel je me suis rendu était un club de théâtre. C’est là que je l’ai rencontrée. Je venais à ce club car les résidents qui pratiquaient le théâtre me semblaient plus susceptibles d’être intéressés par mon film, d’être moins vulnérables face à la caméra. Elle ne disait pas grand-chose d’abord, et observait. Puis nous sommes progressivement devenus amis, elle était plutôt seule au Village, et son mari était très malade et hospitalisé. Elle était très émotive, car elle vivait une situation difficile, et nous en parlions beaucoup. Il y a quelque chose de spécial chez elle. C’est une personne très ouverte, elle avait des choses à partager à ceux qui l’écouteraient. Elle adore le cinéma, et nous regardions beaucoup de films ensemble. Par ailleurs, c’est une performeuse phénoménale, elle était très à l’aise avec la caméra. Elle performait son propre rôle, choisissant la manière de porter sa vie à l’écran : c’est une très bonne actrice, courageuse et inspirante.

Certains documentaristes, comme Werner Herzog, choisissent de co-écrire les dialogues avec les protagonistes de leurs films. Certaines scènes semblent très orchestrées, comment avez-vous procédé ?

Avec Barbara par exemple, on partait d’événements qu’elle m’avait racontés, et elle les rejouait devant la caméra. On n’a jamais écrit de dialogues, ma seule action de réalisateur était d’encourager les résidents à faire devant ma caméra ce qu’ils avaient l’habitude de faire. Avant les prises de vue, je discutais avec eux, parfois pendant trois heures, dans des sortes de séances de thérapie. Ils me racontaient leurs rêves, leurs espoirs. Ce que je voulais savoir d’eux, c’était leurs désirs d’une part, et les obstacles qu’ils avaient à affronter pour y parvenir d’autre part. Je leur posais également des questions sur leurs routines, pour y avoir accès et pouvoir les filmer. L’idée était d’embrasser l’artifice, la performance, ne pas faire semblant qu’on est un observateur neutre. Il y avait quelque chose de plus réel à choisir ce cadre, créer une bulle, qui fait écho à la manière dont le Village est fabriqué.

La bande-son est évocatrice de ce bonheur vendu par le Village, gaie et rappelant la musique des années 50 : comment l’avez-vous conçue ?

C’est Ari Balouzian qui a composé la bande-son originale. Au moment où je tournais, j’étais obsédé par le groupe Midnight Sister, qui avait un aspect clown triste qui me plaisait. J’adorais l’instrumentation. J’envoyais à Ari des photos, il m’envoyait des morceaux, que je sélectionnais ensuite en fonction des scènes, que lui n’avait pas vues. Il y a une scène du film, où l’on voit un pont au Village, dont la peinture se craquelle. Je voulais une bande-son qui évoque cela, une imitation de quelque chose de vieux, qui s’abîme. Un peu comme la musique de Bernard Hermann pour Taxi Driver, ce vieux jazz, cette clarinette qui semble dire « que ferais-tu si tout s’écroulait ? ». J’ai beaucoup aimé la manière dont nous avons travaillé avec Ari.

Certaines scènes ont même l’air chorégraphiées, par exemple celle qui montre le ballet des voiturettes de golf, tandis que d’autres ont l’air de tableaux, quand vous faites poser les résidents. Quel rôle avez-vous joué dans cette mise en scène ?

Le ballet des voiturettes, ce n’est pas moi, c’était un vrai club de ballet synchronisé. Je voulais placer ça dans un moment d’interstice. Quand les résidents ne sont pas seuls, il semble qu’ils fassent toujours la même chose que les autres. Il y a une forme de perte d’identité dans le collectif qui m’intéressait visuellement, quand ils portent des uniformes par exemple. Les portraits de groupes étaient un moyen de les voir tous ensemble. Je les filmais à la fin des clubs, je leur demandais de poser, généralement sans sourire, comme si je les prenais en photo. Je faisais cela aussi avec des personnes seules, posant face à ma caméra sans rien dire, face à eux-mêmes. Un jour un homme a pleuré en se regardant dans l’objectif. Je ne voulais pas confronter, mais inviter.

Dennis semble appartenir à ce collectif, s’y intégrer, et pourtant il sort chaque soir du Village pour dormir dans son van. Comment l’avez-vous rencontré ?

Je l’ai rencontré à un club de célibataires. Il m’a donné sa carte, indiquant qu’il était homme à tout faire et cherchait à se faire employer. Il se faisait souvent passer pour un résident, je ne savais pas bien qui il était. On est allé boire un verre, il m’a raconté qu’il venait de se séparer de sa copine, et j’ai compris qu’il vivait dans ce van.

Et Reggie ?

J’étais à un club de danse, quand il m’est rentré dedans. Il faisait du taïchi au milieu des danseurs, et gênait mon équipe. Il bondissait sur la piste, et m’a expliqué que je ne filmais pas les bonnes personnes, qu’il fallait que je le filme lui. Je me suis dit « mais qui est ce type », puis j’ai rencontré sa femme, tout à fait normale, et je me suis intéressé à leur relation, qui m’a fascinée. Beaucoup de retraités viennent pour vivre un rêve de jeunesse, Anne faisait du tennis, elle a recommencé au Village. Quant à Reggie, ses expériences transcendantes, sa consommation de psychotropes, étaient bien loin d’Anne. Cela en faisaient des personnages très intéressants.

Qu’y a-t-il d’américain dans le Village ? Pourrait-il se trouver n’importe où ?

Aux Etats-Unis, la façon dont on traite les personnes âgées est particulière. Beaucoup de gens qui vieillissent deviennent invisibles, ils emménagent en ville et personne n’y prête attention. Au Village, ce sont de jeunes vieux, ils sont toujours capables de bouger, veulent encore croquer leur vie. C’est un endroit qui leur promet d’être à nouveau jeunes. La plupart des résidents viennent de loin, du Midwest, et personne ne sort, la ville la plus proche étant déjà loin. Je crois que leur isolation dans cette bulle de fantaisie n’est pas un phénomène proprement américain. Cette idée de renaissance, de vivre à nouveau sa vie,  me semble à la fois terrifiante et magnifique. 

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