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Interview de Ely Dagher
Interview de Ely Dagher, réalisateur du film "Face à la mer (the sea ahead)"
The Sea Ahead : pourquoi avoir choisi ce titre ?
J’ai commencé l’écriture du film en 2015. A ce moment-là, un quart de la population libanaise était composée de réfugiés Syriens, soit un million de personnes. La situation était grave, or au Liban on vit dans une forme de déni de la réalité. On est des bons vivants, on aime la vie, mais on ne fait pas face aux problèmes. Le titre du film renvoie à une confrontation : en arabe le titre est différent, c’est « La mer est devant vous ». Il fait référence à une expression du XIXème siècle qui dit « l’ennemi en face, la mer derrière », pour dire qu’on est coincé, et qui évoque l’idée d’un cloisonnement.
Vous aviez déjà réalisé un court-métrage d’animation, Waves 98, qui avait obtenu la palme d’or à Cannes en 2015. Vous y mettiez en scène un personnage en proie au sentiment d’étrangeté dans des lieux censés lui être familiers, dans la banlieue grise de Beyrouth. Une histoire qui rappelle celle de Jana. Pourquoi avoir repris ce même motif ?
Après Waves, j’avais le sentiment de ne pas avoir tout dit là-dessus. Au début du court-métrage, le personnage regarde les nouvelles à la télévision, et ce sont toujours les mêmes qui se répètent. A l’époque avait lieu la crise des déchets, les manifestations ont commencé quelques mois plus tard, et beaucoup de gens sont partis. C’était important de parler cette-fois du point de vue de quelqu’un qui retourne. Cette idée que l’herbe est plus verte ailleurs, c’est aussi quelque chose que j’ai vécu, avec ma famille. La banlieue de Beyrouth est une référence personnelle à mon enfance : j’y ai vécu. Nous habitions d’abord une maison, que nous avons quittée, car le quartier se gentrifiait, pour emménager dans un appartement. C’était une violence, un grand changement. Par contre, depuis l’appartement on voyait la mer, tout le monde en était fier.
Comment passe-t-on du cinéma d’animation à la direction d’acteurs ? Comment s’est passé la collaboration avec Manal Issa ?
J’avais commencé l’animation par hasard. Il n’y a pas de réelle industrie du cinéma au Liban, et je ne voulais pas me retrouver à faire des clips ou des publicités. Je me suis donc tourné vers les Beaux-Arts en 2003, mais le dessin ne me suffisait pas. J’ai alors pris des cours d’animation, puis j’ai réalisé Waves, seul dans un premier temps, avec très peu de moyens. Mais j’aime beaucoup monter, et le cinéma d’animation demande très peu de montage. Quand j’ai rencontré Manal en 2015, alors qu’elle venait de jouer dans Peur de rien, je n’avais pas l’idée de la faire jouer tout de suite dans mon film. Elle était trop jeune pour le personnage. Nous sommes devenus amis, elle aussi venait de Beyrouth, et j’ai fini par voir dans Manal beaucoup de Jana.
Vous en dîtes très peu sur votre héroïne. Comment délimite-t-on les contours d’un personnage aussi secret, mystérieux ? Comment lui donne-t-on de la consistance ?
Je pense que l’histoire d’un film existe pendant la durée du film. Je n’ai donc jamais défini les raisons pour lesquelles Jana rentre à Beyrouth, sa « backstory » n’était pas nécessaire. Je voulais parler des raisons pour lesquelles elle est partie, plutôt que de ce qui l’a poussée à rentrer. Dans les ateliers d’écriture, les gens qui me conseillaient me suggéraient de donner les raisons de son départ d’Europe – on m’a proposé un viol, un attentat, ou une overdose d’héroïne… Je ne voulais pas entrer dans ces explications, ce n’est pas de ça que parle le film. Je crois que la vie peut te lancer des choses très petites qui s’avèrent aussi dures que les grandes tragédies.
Où puisez-vous vos références ? Dans le cinéma libanais ?
Je ne fais pas directement de référence dans ce film à des réalisateurs. En termes de cinéma libanais, j’aime le travail de Ghassan Salhab, qui a réalisé La Rivière. Il n’y a pas assez de cinéma libanais, et pas assez de moyens. J’aime aussi les films de Haneke, Lynch, Von Trier, Dumont. Ce sont les réalisateurs qui me parlent le plus, car ils essaient de déconstruire le format narratif classique, d’en faire autre chose.
Vous avez grandi à Beyrouth. Montrer la ville par le regard d’un personnage qui l’a quittée, et qui revient, vous permet de montrer ses changements : des immeubles ont poussé, et Beyrouth sur vos images a l’air particulièrement froide et inhospitalière. Beyrouth a-t-elle changé ?
Beyrouth est en changement constant et continu depuis toute ma vie. Elle a été marquée par la guerre civile, de 1975 à 1990. Puis la reconstruction a été mal gérée, il y a eu soudainement beaucoup d’argent, le centre ville s’est gentrifié. On a détruit des bâtiments classés, la place des Martyrs est devenue un parking. Le centre-ville a été confié à des entreprises privées. J’ai grandi à 5 kilomètres du centre de Beyrouth. On n’y allait pas, car il y avait des chantiers partout. Les ruines de ce qu’on détruisait finissaient dans la mer, où l’on a aménagé des décharges. Beaucoup d’étrangers achètent des appartements qu’ils n’occupent qu’une partie de l’année, on sent beaucoup le vide. Puis en 2011, la guerre en Syrie a causé des départs. Aujourd’hui, cela fait bientôt un an que la ville est privée d’électricité la nuit, depuis l’explosion. C’est bizarre une ville dans le noir.
Vous avez tourné au Liban, dans le contexte particulièrement perturbé qui précède le premier confinement. Vous racontez avoir du apporter de l’argent dans des valises, ou encore stopper votre travail pour vous joindre à une manifestation. En quelle mesure la situation politique immédiate a-t-elle influencé le film – son scénario, son tournage ?
L’économie s’est effondrée en été 2019. La monnaie a commencé à perdre de sa valeur. Suite aux manifestations en octobre 2019, les banques ont fermé. Pendant six mois, il était impossible d’envoyer de l’argent dans d’autres pays et inversement, alors la production a décidé de payer les équipes en ramenant de l’argent dans des valises. C’était difficile de faire abstraction du contexte. Des fois on arrivait en retard avec Manal, car on était en manif. C’était important de rester connectés à ce qu’il se passait. Ce qui a le plus affecté le film, je dirais que c’est l’explosion. Le tournage a pris fin après la première semaine de confinement, et j’ai commencé à monter. Puis mon appartement a été touché par l’explosion, et j’ai du arrêter pendant un mois et demi. Si le film avait raconté une autre histoire, je l’aurais peut-être arrêté, là je ne pouvais pas, il fallait que je continue. Quatre jours après l’explosion, on nous a tiré dessus avec de vraies balles quand on est allés manifester. On commence à réaliser maintenant le traumatisme de cette période. Ca a beaucoup affecté le montage, mon film serait peut-être moins noir sans cela. Le film parle de la peur du désastre, qui paralyse tout.
Pouvez-vous nous parler du personnage d’Adam ? Il n’est pas au cœur du récit, mais est lié à Beyrouth d’une autre manière que Jana.
C’est comme si tout le film était vu du point de vue subjectif de Jana. Les autres personnages existent à partir d’elle. Adam représente cette vie qu’elle aurait pu avoir si elle était restée, avec tout ce que cela comporte de remords et de regrets. Il habite cet appartement délabré, dans le centre balnéaire, qui a eu son heure de gloire dans les années 80 mais qui n’est plus ce qu’il était. Il est porteur d’un autre point de vue sur Beyrouth.
Les moments associés à Adam ont pour cadre l’intérieur de l’appartement, peu de scènes se déroulent en extérieur. Il existe un lieu, cette mer laiteuse, qui semble irréel : comment avez-vous tourné ces scènes ?
Ce n’est pas la mer, mais une piscine extérieure, que nous avons remplie d’eau du robinet en janvier, et dans laquelle nous avons mis de l’amidon et du colorant alimentaire pour ne pas abîmer les canalisations… C’était très froid.
Vous filmez la ville comme espace de la tristesse. Nous sommes visuellement et spatialement immergés dans la mélancolie de Jana. Ses émotions s’étalent sur les murs gris des immeubles, tandis que son angoisse se fait sentir dans des plans étroits, quand les personnages dansent et que leurs têtes ne rentrent pas dans le cadre par exemple. Pouvez-vous nous parler de cette correspondance ville – tristesse ?
C’est un miroir à double sens. La tristesse de Jana vient de la tristesse de la ville, et inversement. Je ne sais pas qu’est-ce qui influence le plus l’autre. La force de Jana à la fin du film vient d’un début de communication avec les autres autour d’elle, avec ses parents : ils comprennent qu’ils sont tous dans la même merde. C’est ce contexte qui donne le plus de tristesse. La ville de Beyrouth est de plus en plus agressive. Le fait que la plupart des scènes se déroulent en intérieur et non en extérieur, ce n’est pas loin de la réalité. A Beyrouth il n’y a pas de transports publics, on est obligés de se déplacer en voiture. La mer est inaccessible, car trop polluée, et on ne la voit pas. On se sent enfermé à Beyrouth, l’horizon est bloqué, et pas seulement de manière métaphorique. Ce n’est pas une chose en particulier qui fait que la vie est difficile et que les gens partent, c’est plutôt une accumulation de poids, de lourdeur et de tristesse.
Pourriez-vous nous parler du travail sur le son? Il renvoie aux couleurs très grises de l'image, et donne un tempo plutôt lent. Comment avez-vous pensé cette bande-son?
Le film est triste, et lourd, mais s’est fait avec beaucoup d’amour. La musique, c’est mon petit frère qui l’a faite, alors qu’il n’avait jamais composé pour le cinéma. Quand il avait 18 ans, il est parti à Los Angeles, et les choses se sont mal passées. Quand il est revenu, il était plus triste encore que Jana. Le film est un hommage à son histoire à lui. Personne ne pouvait alors comprendre et ressentir comme lui ce que disait le film. La musique de début et de fin, c’est le premier jet, sa première proposition qu’on a choisi de garder. Pendant des mois, j’avais essayé avec d’autres gens, mais ça ne marchait pas. Avec lui, c’était naturel.
Des projets à venir ?
J’avais deux projets, débutés il y a deux ans, qui se passent à Beyrouth. Mais avec tout ce qui s’est passé, les choses se sont détériorées, et c’est difficile d’y faire un film. Il n’y pas d’essence, pas d’électricité, ce n’est pas facile de savoir où on en sera. La projection de The sea ahead est aussi compliquée, avec l’inflation, les places de cinéma coûtent l’équivalent d’une trentaine d’euros. Ca ne va pas, mon audience c’est le sujet du film. Il faut voir aussi s’il y a des choses urgentes dont je doit parler. Je suis en résidence d’écriture en ce moment. Je suis dans le même bain que Jana, je n’ai pas vraiment de vision de ce qui va se passer. C’est un peu vague…
Interview réalisée par Camille Frasque pour Close-Up