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Interview de Yoni Goldstein
Interview de Yoni Goldstein, réalisateur du film "A Machine to live in" (Architecture à l’écran)
Pourquoi avez-vous choisi de consacrer un film à Brasilia, s’agit-il d’un endroit qui vous est familier ?
Yoni Goldstein : Pour commencer, notre idée était de mener une vaste enquête, incluant différents domaines : productions culturelles, scientifiques, études sur l’environnement… Nous sommes un noyau dur de quatre personnes, tous vidéastes, chacun ayant ses compétences propres. Je suis réalisateur, ma codirectrice Meredith Zielke l’est aussi, Andrew Benz est directeur de la photographie, et Sebastian Alvarez producteur. C’est notre designer du son qui a de la famille à Brasilia. Pour ma part, mon premier contact avec cette ville s’est fait par la lecture de Clarice Lispector, qui participe à l’inauguration de Brasilia en avril 1960. La construction dure 41 mois, il s’agit du transfert de la capitale de Rio vers les terres intérieures. A mes yeux, ce moment incarne de nombreuses idées que j’ai développées dans ma pratique du cinéma, et dans cette collaboration avec Meredith, Andrew et Sebastian. Il touche à la relation entre le pouvoir, l’espace, l’architecture, le séculier et la pratique religieuse.
Comment caractériseriez-vous cette ville ?
Yoni Goldstein : J’ai donc lu les textes de Clarice Lispector, qui a écrit des chroniques sur son expérience de Brasilia. Dans ces moments, elle essaye d’imaginer une histoire pour cet espace qui nie l’histoire elle-même, né de la vision moderniste d’une société hyper-rationalisée, orgainsée autour d’un design hyper-rationnel. Les gens qui y habitent ont immédiatement commencé à intervenir dans cet espace, à résister à ce qu’il fait, en créant des espaces personnels, en adaptant leurs pratiques culturelles et leurs désirs. La structure gouvernementale aussi s’est adaptée, de manière anti-égalitaire. L’architecture de Brasilia peut être vue comme militaire, quelque chose de l’ordre de la garnison impériale. Je me suis intéressé à cette histoire dans un premier temps, mais ce n’était pas suffisant pour parler de Brasilia comme d’une utopie. J’étais en fait intéressé par la manière dont, à l’intérieur de cette région, connue pour ses expériences en architecture et en design, sont nés simultanément d’autres espaces d’utopies, dans les lieux de culte notamment. Les constructeurs, architectes et designers de Brasilia font coexister ces espaces, parfois en ruine ; Brasilia elle-même est une sorte de ruine. Son architecture est irrégulière, étrange, constamment repeinte, lavée, propre. Finalement je ne sais pas vraiment comment caractériser cette ville. Je crois que c’est ce que le film essaie de faire.
Et votre film, comment le caractériser ? S’agit-il d’un essai sur l’architecture, d’un manifeste politique, poétique, d’un documentaire ?
Yoni Goldstein : J’ai envie de dire : tout cela à la fois. Le film propose le point de vue d’un esprit étendu, une intelligence distributive qui réfléchit et pense à travers l’environnement. Il y a bien un manifeste derrière le film, qui cherche à méditer sur les idées de futur. La montée de Bolsonaro, ses rêves de contrôle, ses désirs autoritaires, éclairent irrésistiblement la nature totalitaire de Brasilia. Le film donne la perspective d’un esprit qui habite les corps des gens qui vivent dans cette ville, un esprit qui essaie de comprendre les différents mondes, et relations de pouvoir que cet environnement permet.
Cet esprit étendu nous parle portugais, ce n’est pas votre langue maternelle. Il y a aussi de l’esperanto. Pourquoi ce choix ?
Yoni Goldstein : En effet je ne parle pas portugais. Je suis moi-même un immigrant aux Etats-Unis, mes parents étaient des immigrants, ce qui définit une certaine relation aux utopies spatiales. Ma mère est née en URSS, mon père en Roumanie, et ils se sont rencontrés en Israël, dans la ville de Netanya, qui n’est pas sans lien avec le travail de Niemeyer. J’ai grandi dans cette ville, puis émigré vers les Etats-Unis. J’ai toujours eu cette absence de langue maternelle, toujours du traduire, interpréter, naviguer entre les langues. Le film est en portugais brésilien, mais aussi en esperanto – ce que ceux qui ne parlent ni portugais ni esperanto ne remarquent pas forcément. Le dernier chapitre, qui parle de spiritisme et montre cet « astrocity » que nous avons imaginée, est entièrement en esperanto, « astrocity » étant la représentation d’un futur utopique. Le reste du film est en portugais, puisque c’est la langue officielle du Brésil ; mais il fallait qu’il y ait de l’esperanto, puisque c’est une langue organisée par l’idée d’ordre, et de rationnalité, une langue européenne, imposée de l’extérieur.
Pour ce film, deux réalisateurs – vous et Meredith Zielke – et un noyau dur incluant Sebastian Alvarez et Andrew Benz. Comment écrit-on un film à huit mains ?
Yoni Goldstein : Nous avions déjà collaboré ensemble. Notre méthode de travail a été d’abord la suivante : nous avons visité Brasilia un certain nombre d’étés. Chaque fois, nous y allions pour un ou deux mois, avec différents spécialistes : un urbaniste, un cartographe, un ethnomusicologiste, une personne travaillant dans la conservation du patrimoine, spécialisée dans les technologies d’éclairage. Le film est né de ces collaborations. On n’a jamais vraiment écrit le film. A un moment, nous avons eu l’idée d’écrire nos rêves, et des inclure en créant des chapitres, liés chacun à un rêve différent.
L’histoire du cheval blanc par exemple ?
Yoni Goldstein : Non ! Celle-là nous l’avons prise à Clarice Lispector. Dans les scènes où l’on voit une classe apprendre l’esperanto, c’est ce texte qu’ils traduisent. Elle y exprime son désir de voir un cheval blanc, à Brasilia, au clair de lune. Les écrits de Clarice Lispector commencent à être reconnus à l’international, ils sont de plus en plus traduits. En quelque sorte, le film est une adaptation très libre de son œuvre. Beaucoup de textes lus dans le film sont les siens, mais il y a aussi des textes originaux.
Les voix qui les lisent sont souvent travaillées. Vous utilisez un effet de superposition de voix multiples, créant une voix presque robotique, qui renforce l’impression d’iréalité, comme si Brasilia n’était qu’une ville rêvée. Comment avez-vous pensé ces effets ?
Yoni Goldstein : Ces textes ont été pensés d’abord comme une sorte de pensée active, comme si l’on se branchait sur le murmure collectif d’un superorganisme. On entend les remarques de différentes voix qui sont dans la tête de gens de Brasilia. On a travaillé avec Julian Flavin, designer sonore à Chicago, pour créer cet effet. Parfois, leurs pensées, leurs idées, se mélangent ensemble et créent une voix. Parfois, elles sont transformées en textes sur l’écran. A la fin on les retrouve, lors du long survol de ce paysage 3D, complètement virtuel – les utopies ayant des éléments virtuels. Nous avons également travaillé à créer des paysages sonores donnant une impression de concret, de tangible. Beaucoup d’effets sonores ont été recréés, ce qui ne se remarque peut-être pas : les rubans en plastique dans le vent, les pas des gens sur le sol par exemple. Nous avons fabriqué beaucoup de sons en studio, pour créer – en plus de cette perpective interne à l’esprit étendu –une impression de réalité tangible.
Le travail sur les couleurs est également remarquable : le contraste omniprésent entre les couleurs bleues, oranges, et blanches, crée une atmosphère de science-fiction. Etait-ce un choix réfléchi en amont, avez-vous simplement filmé cette multitude d’objets oranges, ou bien avez-vous créé cet effet a posteriori en travaillant vos images ?
Yoni Goldstein : Nous avons en fait décidé de travailler à Brasilia pendant la saison sèche. Pendant les mois secs, c’est moins vert, l’air est poussiéreux : c’est ce qui donne cette couleur presque martienne au paysage. Notre intention était de capter cette saison. L’aspect documentaire de science-fiction était intentionnel ; dans ces couleurs quelque chose nous a parlé. Nos références se trouvent dans la science-fiction des années 50, 60, 70, où l’architecture moderniste était une référence, comme espace de futures sociétés. C’est la volonté de créer une ambiance de science-fiction qui nous a fait travailler sur cette palette.
Il y a peu de protagonistes dans le film. Le personnage du motard tatoué, au milieu du film, est intéressant : il représente une culture subversive qui contraste avec l’aspect froid de la ville, qu’il arpente en moto. Il dit regretter le passé glorieux de Brasilia, qui aurait aujourd’hui perdu son identité. Comment l’avez-vous rencontré, et partagez-vous son point de vue ?
Yoni Goldstein : Si on voit peu de gens dans le film, c’est que nous étions là-bas lors de la saison sèche : le soleil est très éprouvant. On a donc l’impression que c’est vide, les gens ne sont pas dans les espaces publics. Quant au motard, ce sont Meredith et Sebastian l’ont rencontré en premier, je ne peux donc pas raconter la prise de contact. Il était très intéressé par l’idée de travailler avec nous. Il est le leader d’un gang de motos, la triade – la pyramide est d’ailleurs un motif récurrent du film. Il est également magicien, toujours en train de créer de nouveaux tours. Nous voulions comprendre les différentes manières de naviguer à travers cette ville, en discutant avec ceux qui utilisent les machines. Avec lui, nous avons découvert comment on peut bouger dans cette ville comme une machine. Personnellement, je ne suis pas nécessairement d’accord avec son point de vue nostalgique. Il regrette la ville qui existait durant la dictature militaire. Ce n’est pas vraiment surprenant : au Bresil, le pouvoir utilise les gangs de motards comme une expression du pouvoir masculin. A la fin de l’interview, il pose un couteau sur la table, et commence à vouloir se battre avec quelqu’un qui le provoque. C’est une sorte de posture machiste, de recours à la violence, qu’on lit en filigrane. C’était important pour nous d’inclure ça dans le film, car on voit là les échecs d’une utopie manquée.
Cette identité propre à Brasilia, évoquée par le motard, suppose que les habitants parviennent à faire communauté, dans cette ville sans passé. Comment faire communauté dans une ville aux espaces publics inhospitaliers ?
Yoni Goldstein : Disons qu’il y a des espaces publics. Mais tellement exposés au soleil ! C’est inhospitalier pour les gens, les immeubles reflètent le soleil, leur causant des problèmes de vue. L’architecture de Brasilia est très éclatée, il y a des espaces vides, coincés dans les blocs d’immeubles (ce qui permet de contrôler les mouvements de foule). C’est comme un puzzle, avec des accès bloqués. On peut voir des enfants, il y a des familles dans les immeubles : mais chaque bloc a sa propre église, on ne sort pas. Les gens de Brasilia ont cette expérience de l’espace, mais finalement je l’ai aussi à Chicago : c’est une question qui touche aux rapports de force qui produisent ce genre d’expérience, et qui dépassent Brasilia. Ensuite, vous identifiez ici quelque chose que nous montrons dans le film, mais il y a beaucoup de choses qu’on ne voit pas : les hôtels, les restaurants, les espaces de loisir. Brasilia a une histoire du punk rock dans les années 50. Entre les routes, on voit des endroits où les gens installent des marchés, ou bien font de la musique le soir. Puis il y a aussi les activistes indigènes qui manifestent devant le palais des congrès. Il y a des mouvements politiques à Brasilia.
A la fin du film, vous utilisez beaucoup d’effets visuels créés par ordinateur, qui renforcent l’atmosphère de science-fiction. Ce sont les scènes qui montrent « astrocity » : comment avez-vous conçu ce chapitre ?
Yoni Goldstein : La dernière fois qu’on est allés à Brasilia, on a ramené avec nous une personne qui utilise un scanner qui imprime la lumière. Il a recréé des scans 3D d’artefacts d’architecture et de design qu’on voit dans le film. Des petits objets, mais aussi des vues de la ville, des gens, l’intérieur d’un temple. On a pris ces scans individuels, on les a décontextualisés et repositionnés pour créer des vues imaginaires de Brasilia. On l’utilise plusieurs fois dans le film. Mais à la fin, ce paysage virtuel est dupliqué, la géométrie est exagérée, manipulée. Ce que nous voulions capturer, c’était l’oeil de l’arhictecte. C’est un espace complètement interiorisé, dans lequel il n’y a ni limites, ni forces extérieures qui restreignent les possibilités. Une astrocity du futur, construite par les impressions du scanner. Un espace purement immatériel.
Pourriez-vous vivre à Brasilia ?
Yoni Goldstein : Bonne question… Je pense qu’une partie des problèmes qu’on y rencontre ne sont pas propres à Brasilia, mais touchent à des rapports de force plus vastes. Aux Etats-Unis nous avions Trump, qui est assez compatible avec le système politique brésilien actuel. Il y a quelque chose de spécial à Brasilia, surtout la nuit, j’aime me ballader sous la lumière des lampadaires. L’aspect de la ville la nuit me frappe beaucoup. Finalement je m’y adapterait bien.
Interview réalisée par Camille Frasque pour Close-Up